Alors que je m'intéressais aux jeûnes publics, je
me suis aperçu d'une fascinante coutume : dans certaines communautés, les
femmes ne font pas les jeûnes mineurs. Alors qu'en principe, la hala'ha devrait les y obliger, je me suis
demandé quelles sont les sources allant dans ce sens.
Rappelons tout d'abord que sur les 6 jeunes publics, seul Yom Kippour est
ordonné dans la Torah
(Vayikra 23,26). C'est donc, évidemment, le plus important.
Les 5 autres ont été institués par la Grande Assemblée en exil. Les jeûnes de Guedalia, du 10
tevet, du 17 tamouz et du 9 av datent du début de l'exil (-410 de l'ère
vulgaire) et sont d'ailleurs cités par Ze'haria (8,18).
Le jeune d'Esther remonte à la fin de l'exil
mais sa date a varié selon les époques. La date actuelle du 13 adar n'a été
fixée qu'au moyen âge, avec l'accord de tous les richonim. Le 9 av, au contraire
des autres jeûnes rabbiniques, ne commémore pas seulement
les évènements liés à la destruction du premier beth hamikdach (et
donc du premier exil) mais aussi du second (et donc du second exil, qui a
toujours cours), ainsi que d'autres évènements tragiques, c'est pourquoi il est
plus important que les autres.
Du point de vue de la hala'ha, en pratique, il y a 2
jeûnes dits majeurs (Kippour et Ticha beav), les 4 autres
étant des jeunes dits mineurs.
Précisons enfin que si Ticha beav tombe un chabbat et est décalé au dimanche, il perd de
son importance (quasiment jusqu'à prendre le statut d'un jeûne mineur, on
pourra donc être plus indulgent dans ce cas là - Yalkout Yossef Taaniot
p.88). Une dernière petite parenthèse : en Perse le jeûne d'Esther est
considéré comme un jeûne majeur.
Mais alors que je pensais naïvement que toutes les personnes jeûnaient, j'ai appris que dans beaucoup de communautés,
essentiellement 'hassidiques, mais pas uniquement, les femmes ne sont pas
tenues de jeûner lors des jeûnes mineurs.
Les sources
Pourtant, dans le Choul'han
Arou'h (O.H. 550), la hala'ha est relativement simple : toute
personne en bonne santé est tenue de faire ces 6 jeûnes. Pour trancher ainsi,
le Mehaber se base sur le Ritva, qui lui même interprête de cette façon restrictive
une Guemara (Roch Hachana 18b). Rav Papa, dans une explication du verset
de Ze'haria cité plus haut, donne la règle de la façon suivante : lorsque le
peuple juif fait l'objet d'un décret de persécution, les jeûnes mineurs sont
obligatoires. Lorsqu'il y a la paix, les jeûnes sont suspendus et deviennent un
jour de fête (comme 'hol hamoed).
Lorsqu'il n'y a ni décret, ni paix, les jeûnes mineurs sont facultatifs (pas
sur une base individuelle mais communautaire).
Le Ritva (se basant sur Rachi
et R. 'Hananel) estime que nous nous trouvons en situation de "ni décret,
ni paix", mais que l'ensemble du peuple juif a accepté les jeunes
facultatifs, donc qu'ils sont obligatoires, bien qu'ils aient été allégés (au
moment où ils sont été institués, les jeunes mineurs comportaient les
mêmes interdits supplémentaires que Kippour et Ticha Beav et commençaient la
veille au soir). Autrement dit, le coté "facultatif" décrit par Rav
Papa est devenu un raccourcissement et une diminution des interdits,
mais pas une dispense.
Ainsi, malgré que le
Choul'han Arou'h n'en tienne pas compte, il existe bien une base permettant à
une communauté entière de ne pas faire les jeûnes mineurs.
Un deuxième élément à prendre
en compte est que quel que soit le jeûne, une personne dont la santé est mise
en danger se doit de manger (à certaines conditions que nous verrons plus
loin). Cela se base, bien sûr, sur le commandement de la Torah "venichmartem meod
lenafchote'hem" (Devarim
4,15). Mais
y aurait-il d'autres catégories de personnes qui, sans être réellement malades
au sens propre, pourraient bénéficier de cette autorisation ?
Le statut de la femme
On pense par exemple au cas des femmes enceintes ou allaitantes.
En effet, pendant la grossesse (à partir de 40 jours de grossesse selon
l'opinion de la Michna
Broura , qui est généralement retenue) et après l'accouchement
(pendant une durée variable selon les coutumes, mais généralement de 24 mois) la femme est dispensée des
jeûnes mineurs selon tous les avis. Pour les jeûnes majeurs,
elle est en principe tenue de les faire (Choul'han Arou'h). Cependant en cas de
doute elle devra consulter une autorité médicale ET une autorité rabbinique qui
donneront un avis au cas par cas.
Mais qu'en est-il des femmes non enceintes ?
On peut distinguer dans la vie d'une femme
plusieurs périodes, et dans le domaine qui nous intéresse aujourd'hui nous en
retiendrons 6 :
1) l'enfant (avant 12 ans)
2) la jeune fille (plus de 12 mais non mariée)
3) la femme mariée (en âge de procréer mais
non enceinte)
4) la femme enceinte ou allaitante (déjà
mentionnée plus haut)
5) la femme ménopausée mais en bonne santé
6) la femme âgée ou malade
1) L'enfant
La fillette n'est obligée de faire aucun
jeûne, cependant, selon certaines coutumes répandues, il est bon qu'elle
s'habitue à faire les deux jeûnes majeurs l'année précédant sa bat mitsva afin
de s'habituer. Parfois elles seront encouragées à jeûner uniquement jusqu'à 'hatsot (par exemple, au Bais Ruchel de
Satmar). D'autres interdisent complètement aux fillettes d'essayer de jeûner
avant leur bat mitsva, par exemple chez les 'hassidim de Vizhnits et de Bobov.
2) La jeune fille
D'après le Choul'han Arou'h, la jeune fille
est tenue de faire tous les jeunes. Néanmoins, en Europe Occidentale et dans beaucoup de régions séfarades, la coutume
était que les femmes étaient encouragées à faire les jeûnes mineurs mais que
cela n'avait pas un caractère très contraignant. Cette pratique n'avait
cependant pas l'accord formel des rabbins.
En revanche, en Europe
de l'Est il était très répandu que les femmes ne fassent que les jeunes
majeurs, et ceci avec l’approbation des plus hautes autorités
religieuses.
L'origine de cette coutume est incertaine. R.
Morde'hai Leifer de Nadvorna (Maamar Mordehai, vol 2, p.57) rapporte au nom de
R. Elimele'h de Lyzensk l'histoire suivante. Un jour une jeune fille est venue
le voir afin d'obtenir un heter la dispensant de jeûner car elle
souffrait de maux de tête. R. Elimeleh consulte toutes les sources hala'hiques
mais ne trouve pas de motif autorisant la jeune fille à ne pas jeûner. La jeune
fille jeûne... et en meurt... (Hachem yichmor). R. Elimele'h en est profondément
affecté et veut faire en sorte que cela ne se reproduise plus. Ses recherches
le conduisent à invoquer l'argument suivant : lorsque les sages de la Grande Assemblée
ont instauré les jeunes mineurs, ils ne savaient pas que l'exil durerait aussi longtemps,
et que les générations seraient autant affaiblies. Tenant compte de cela, il y
a lieu de complètement supprimer, pour tous, l'obligation des 4 jeunes mineurs
qui seraient désormais facultatifs. Et combien même quelqu'un prendrait sur lui
de les faire (avec un neder),
un simple mal de tête serait amplement suffisant pour l'en dispenser. Malgré
l'utilisation du terme "facultatif", cette autorisation se base
davantage sur l'argument de "venichmartem" que sur l'aspect
facultatif cité par R. Papa.
Par contre, c'est bien sur la base de la
guemara que les perses, comme on l'a évoqué, considèrent le jeûne d'Esther
comme un jeûne majeur. A ce titre, il a un caractère obligatoire pour les
femmes de cette communauté, alors qu'elles ne font pas les autres jeûnes
mineurs.
En Israel, le Choul'han Arou'h est suivi de
beaucoup plus près et si certains groupes à Jérusalem ont accordé des dispenses
(surtout pour le 17 tamouz qui tombe en plein été), avec notamment la
bénédiction de R. Tzvi Pessah Franck, le Nord a toujours été très strict sur ce
point et les jeûnes mineurs ont été scrupuleusement respectés par les femmes de
Tsfat et Tiberiade à toutes les époques.
3) La femme mariée
La procréation semble être pour les 'hassidim,
à partir du 18e siècle, une priorité absolue. En effet les mauvaises condition
sanitaires et la mortalité infantile élevée font que les populations juives
isolées sont en permanence menacées d'extinction.
On redoute tellement les fausses couches ('has
vechalom) que les femmes mariées sont systématiquement dispensées des
jeûnes mineurs de peur qu'elles soient enceintes mais qu'elles ne le sachent
pas encore.
De plus, on a observé que les jeûnes pouvaient
perturber le cycle menstruel, et de nombreux admorim ont la conviction que jeûner empêche
le bon fonctionnement des organes reproducteurs féminins. C'est pourquoi
certains vont non seulement dispenser les femmes faibles de jeûner, mais
carrément interdire à toutes les femmes en âge de procréer de faire les jeûnes
mineurs.
On raconte que R. Shlomo Halberstam de Bobov
téléphonait systématiquement à ses filles mariées lors de chaque jeûne mineur
pour leur rappeler de manger et de ne surtout pas jeûner. Quant aux femmes
enceintes ou allaitantes, il leur accordait d'office un heter pour Tisha beav et leur recommandait
de ne prendre aucun risque à Yom Kippour.
Alors que dans certaines 'hassidout il y avait
dans les siècles précédents un encouragement à jeûner pour les femmes, et même
de faire des jeûnes privés, on assiste progressivement à un revirement de
situation. Par exemple chez les Satmar, R. Yoel Teitelbaum a demandé aux femmes
de ne pas jeûner à part les 2 jeûnes majeurs, comme l'ont fait, avant lui, R.
Avraham Its'hak Kohn de Toldot Aharon, R. Yisrael Alter de Gour, R. Ye'hezkel Shraga
Halberstam de Shinev, R. Natan de Chidlov et R. Moshe Neischloss de Skver.
4) La femme enceinte ou allaitante
Nous avons déjà abordé le sujet, mais il faut
savoir que dans certains cercles (Breslev par exemple) ce statut est accordé
également au mères d'enfants en bas âge, aux enseignantes, baby-sitters et
nourrices. En effet, le jeûne peut provoquer une baisse de l'attention et ces
personnes ne peuvent pas prendre un tel risque qui pourrait mettre en danger un
petit enfant.
Nous avons vu que le Rebbe de Bobov accordait
systématiquement un heter pour les femmes enceintes, mais il
n'était pas le seul : telle était également la
position de R. Israel Yaakov Fisher du Badats et de R. Morde'hai Elyahou.
Autre cas particulier, chez les 'hassidim de
Belz les femmes enceintes ne font Tisha beav que jusqu'à 'hatsot.
5) La femme ménopausée mais en bonne santé
Bien
qu'elle ne soit plus à proprement parler couverte par le
"venichmartem" (sauf par les avis qui considèrent que cela dispense
toute la population des jeûnes mineurs), ni par des impératifs démographiques,
certains considèrent que la femme ménopausée doit elle aussi bénéficier d'une dispense
accordée à toutes les femmes.
C'est par exemple l'opinion de R. Moshe Neuschloss de Skver, de R. Yaakov
Perlow de Novominsk, de R. Amshel Velvel Lev Mszanski de Radzhyn ou de Haïm
Meïr Hager de Vizhnitz.
6) La femme malade ou âgée
A
part les cas décrits ci-dessus, et qui s'appliquent évidemment a fortiori aux femmes malades, on voit que selon la Michna Broura , une personne malade ou âgée est
automatiquement dispensée des jeûnes mineurs sur un simple avis médical (pas
besoin de consulter un rabbin). Cependant pour les jeûnes majeurs il convient
de consulter un médecin et également un rabbin (si possible, un dayan ou un possek). Il n'y a,
ici, pas de distinction entre homme et femme.
D'ailleurs,
pour l'anecdote, certains cercles de Brisk, très ma'hmirim sur
le commandement de "venichmartem", ont même tendance à considérer que
tout le monde (quel que soit l'âge et le sexe) est tellement faible qu'il entre
dans la catégorie des "malades" et est dispensé des jeûnes mineurs !
Précisons tout de même que lorsqu'une personne est dispensée
de jeûne, elle fera un repas simple et frugal (sans viande ni alcool
notamment).
Evolution de la hala'ha
Il ressort de cette analyse que 3 époque différentes se
succèdent et impliquent des solutions hala'hiques différentes.
La période allant du premier exil à la fin du Moyen Âge.
Les
règles concernant les jeûnes sont très contraignantes. On dit que tant les
hommes que les femmes étaient plus forts qu'ils ne le sont actuellement, et
donc que ces dernières devaient faire les jeûnes publics (les hommes, eux,
étant en plus encouragés à faire des jeûnes privés). Se basant sur le Ritva, il
n'y a qu'en période de grande famine que les personnes les plus faibles (en
général, les femmes) sont dispensées des jeûnes mineurs.
La période allant du 16e siècle à la Shoah.
En
beaucoup d'endroits, la population juive souffre de malnutrition et les jeûnes
sont très pénibles à supporter. Pour cela, dans certains lieux, et notamment en
Europe de l'Est, les femmes sont progressivement dispensées des jeûnes mineurs.
Dans les pays chauds, les femmes sont parfois au moins dispensées de jeûner le
10 tevet.
Ces
dispenses sont considérées comme des koulot, basée sur la faiblesse
des personnes.
Ailleurs,
sans que les femmes ne soient considérées en danger, c'est un minhag, pour elles de ne pas
faire les jeûnes mineurs ; minhag basé
sur l'avis de Rav Papa et appelé à perdurer.
Nous
voyons donc vu qu'il y a deux approches pour généraliser des dispenses de
jeûner.
L'une est basée sur la faiblesse des personnes
(Lyzensk, Brisk, Satmar). C'est donc une koula, qui est accordée à
une communauté entière à cause de conditions empêchant d'appliquer la hala'ha du
Choul'han Arou'h. Ce n'est pas la hala'ha qui change, ce sont
les circonstances.
L'autre est basée sur l'avis de Rav Papa
exprimé dans la guemara.
On pourrait d'abord pour invoquer ce dernier
se baser sur l'existence d'un minhag antérieur au Choul'han Arou'h, qui aurait
alors force de hala'ha contre ce dernier, mais je n'ai pas rencontré ce cas en
pratique. Ou alors, le possek d'une communauté estime que le Ritva n'avait pas en main tous les
éléments pour trancher, et que les jeûnes mineurs ne sont pas
obligatoires, et cela prend la force d'un minhag.
Après la Shoah
: Minhag ou koula ?
Après la Shoah , il n'y a plus
globalement de problème de malnutrition dans le peuple juif, et la conséquence
de ces deux approches est la suivante :
Une partie des communautés qui se basaient sur
la koula reprennent une position plus strictes.
C'est le cas de certains Brisk par exemple.
D'autres affirment que la koula est toujours valable, car bien qu'on
ne souffre plus aujourd'hui de famine, les femmes sont en majorité trop faibles
pour jeûner et ont trop de responsabilités. C'était ce qui se passe dans le
monde 'hassidique.
Enfin pour les partisans du minhag, il est hors de question de
revenir en arrière : à moins d'une campagne de persécution à l'encontre du
peuple juif, les femmes ne feront pas les jeûnes mineurs ! C'est par exemple le
cas pour les communautés Perses.
En espérant que bientôt Machia'h nous apporte
la paix qui transformera ces jeûnes en jours de fête !
Bravo, très intéressant
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