samedi 4 août 2012

L'araméen, partie 2 : le kaddich

Dans mon précédent billet à propos de l'araméen, je concluais par la question suivante :
La Guemara (Chabbat 12b et Sota 33a) dit de ne pas prier en araméen car les anges n'intercèdent pas en notre faveur auprès d'Hachem lorsque l'on utilise cette langue. Dans ce cas, pourquoi avons-nous dans notre liturgie plusieurs prières en araméen, et notamment le kaddich ?


La réponse la plus fréquente (et la moins satisfaisante à mon très humble avis) est que l'araméen était, jusqu'au début du Moyen-Âge, la langue vernaculaire. Cette prière aurait donc été rédigée ainsi pour que tout le monde la comprenne, malgré le fait qu'on ne puisse bénéficier de l'intervention des anges. 
Si tel était le cas, pourquoi n'a-t-on pas continué à traduire le kaddich dans la langue vernaculaire au fil des migrations ? On le réciterait en anglais à Londres, en français à Paris, en yiddish à Cracovie ou en ladino à Salonique ! Pourtant le kaddich reste en araméen alors qu'aujourd'hui seule une petite minorité du peuple juif le comprend... C'est pourquoi cette explication ne me convainc pas.


Le Yerouchalmi (Sota 7,2) aborde le sujet : 
"Quatres langues sont utilisées à bon escient : le grec pour chanter, le latin pour la guerre, l'araméen pour les lamentations et l'hébreu pour discuter." 
L'araméen semble donc bien adapté à une prière mortuaire. Bien que le texte du kaddich ne soit pas, en soi, une lamentation, la Guemara fait déjà plusieurs allusions à son utilisation dans le cadre du deuil (par exemple, Pessa'him 56a, Bera'hot 3a, Sota 49a). Disons donc que c'est une lamentation par usage et non par natureMais si le Yerouchalmi dit que l'araméen est une langue adaptée aux lamentations, il n'en donne pas de justification. 


Il est en fait probable que la solution se trouve dans la question elle-même. Et si le choix de l'araméen venait justement du fait que les anges ne la comprennent pas ?

Mon père (z"l) donnait l'explication suivante. Nous avons vu précédemment que le fait que les anges intercèdent auprès d'Hachem lorsque nous prions vient d'une autre Guemara (Bera'hot 55a). Il y est précisé que les anges écoutent les prières que nous adressons à Hachem, mais ils n'intercèdent pas forcément en notre faveur ! Les anges scrutent notre kavana et en fonction de la pureté de notre concentration lors de la tefila, ils plaident auprès d'Hachem pour ou contre nous. Chaque tefila comporterait donc un risque, celui de voir le Tribunal Céleste reprendre des dossiers que nous aimerions voir restés fermés. En adressant au moins une prière en araméen, on est sûrs que celle-ci va directement à Hachem sans qu'elle puisse se retourner contre nous. L'utilisation de l'araméen serait donc une protection contre les anges accusateurs.


L'étude du contexte dans lequel s'est formalisé l'usage du kaddich, aux premiers siècles de l'ère vulgaire, permet d'esquisser une autre hypothèse, que je n'ai pas trouvée explicitée dans la littérature rabbinique et qui m'a été suggérée par ma tendre épouse (bénie soit-elle !). A cette époque, le christianisme, qui se répand de plus en plus, introduit une déformation du rôle des anges. Ce ne sont plus simplement des envoyés d'Hachem, entièrement dépendants de Lui, mais des entités ayant une volonté propre et des caractéristiques divines. Les croyants non-juifs s'adressent de plus en plus aux "saints", surtout en cas de détresse. Cette vision est complètement contraire au Judaïsme et pour montrer leur opposition à cela, 'Hazal a pu choisir l'araméen, montrant ainsi qu'on ne s'adresse pas aux anges mais directement à Hachem, particulièrement dans les moments de souffrance qui accompagnent le deuil.

Tosfot, dans son commentaire sur Bera'hot 3a est peut-être celui dont l'explication se rapproche le plus de cette hypothèse. Il estime que le kaddich est une tellement grande et belle prière que si les anges la comprenaient, ils aimeraient qu'une telle prière leur soit adressée et seraient jaloux d'Hachem. 
C'est exprimé différemment (on change de point de vue et on s'attache plus au contenu qu'à la situation), mais on retrouve la notion d'une possible concurrence ('has vechalom !) entre les anges et Hachem.


Dans le même ordre d'idées, le Maharal de Prague pense que les anges ne seraient pas jaloux du fait que cette prière ne leur soit pas adressée, mais qu'ils ne pourraient pas eux-même adresser à Hachem une prière d'un tel niveau. Le kaddich, grâce à l'utilisation de l'araméen permettrait donc de montrer que l'Homme peut se rapprocher d'Hachem plus que ne le peuvent les anges !


Le Zohar (cité par R. Yossef Caro), enfin, s'intéresse directement au texte. En effet, dès le début de cette prière, nous sanctifions le nom d'Hachem dans le monde qu'il a créé. Cela fait allusion au monde matériel dans lequel nous vivons, à la nature ; monde auquel les anges, créatures spirituelles par excellence, sont étrangères. 
Donc premièrement, puisqu'ils ne sont pas dans notre matérialité, nous prenons nos distances par rapport aux anges en les excluant de cette prière.
Et deuxièmement, pour bien montrer notre désir de sanctifier Hachem non seulement dans "son" monde (ce que nous faisons habituellement, par exemple avec les Tehilim), mais aussi dans le "notre", nous n'utilisons pas la langue sainte, divine et éternelle qu'est l'hébreu mais son pendant matériel, humain et créé par nous pour lui adresser ce qui est en quelque sorte la louange ultime. C'est une façon de sanctifier le matériel et c'est une demande à Hachem de se rapprocher de nous, pour que nous puissions mieux nous élever vers lui ; c'est par ce souhait de voir réunis les "deux mondes" que se conclut le kaddich complet : 


"Celui qui établit la paix dans Ses hauteurs, l'établisse parmi nous et sur tout Israel, et dites amen"



4 commentaires:

  1. intéressant et instructif, merci!
    Laura E

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  2. Bonjour,
    Merci pour ces 2 articles très interessants.

    Je me permet de vous transmettre un lien sur un site "Marocain" qui rapporte qu'au Maroc et en Tunisie on lisait les parties en araméen des séli'hotes meme si l'on ne priait pas avec Minyan.
    http://www.darkeabotenou.com/blog/fr/2011/09/saying-selihot-without-a-minyan/

    Bien à vous.

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  3. Bravo pour ces deux articles très documentés et agréables à lire. J'y ai appris beaucoup de choses sur une question qui me taraudait (ainsi je pense que tous les juifs qui s'arrêtent deux petites secondes sur le sempiternel "les anges ne comprennent pas l’araméen").

    Deux questions en une en revanche:
    Comment accepter le fait que des anges aient des "sentiments" ? C'est a dire qu'ils préféreraient le lachon hakodesh ou qu'ils jalouseraient hachem si j'osais dire ?
    Ces réponses, élégantes, soulèvent donc a mon petit niveau une autre contradiction: celle de donner une once de libre arbitre, c'est a dire de goûts et de choix, au symbole même de l’exécutant suprême, du robot parfait, i.e l'Ange...

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  4. C'est une question que je me suis moi-même posée en écrivant l'article. Je pense qu'il ne faut pas essayer de lier ces "sentiments" au libre arbitre.
    Si c'est lié pour nous ça ne l'est pas forcément pour les anges.
    C'est le langage de la Torah qui utilise des termes humains pour que nous comprenions ce qui se passe dans le monde spirituel alors que ce n'est qu'une approximation. Les midrachim de Berechit sont remplis de ces histoires de "jalousies" (les astres, les animaux, les lettres de l'alphabet), on ne doit pas essayer de les comprendre comme des "choix" que nous seuls avons.

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