lundi 22 août 2011

Le temps d'attente entre la viande et le lait

Parmi tous les débats hala'hiques qui continuent de soulever les passions, on retrouve fréquemment celui de l'attente entre la viande et le lait. Alors qu'une certaine presse affirme qu'il est obligatoire pour tout le monde d'attendre six heures, nous allons voir ici que la vérité est autrement plus nuancée.




Avant tout, rappelons que dans la Torah écrite, il n'y a absolument aucun notion d'attente entre deux aliments qui soit exprimée. Toutes ces lois nous viennent de la Torah orale.

Dans le cadre de la discussion concernant la façon dont on doit nettoyer sa bouche, après avoir mangé des produits laitiers, avant de manger la viande, la Guemara dans 'Houllin 105a demande combien de temps on doit attendre après avoir mangé de la viande pour pouvoir manger des produits laitiers. Mar Ukva répond en disant que son père attendait un jour entier (24 heures), mais que lui-même attendait seulement le repas suivant. La Guemara note ensuite que l'on n'a pas besoin d'attendre après avoir mangé des produits laitiers pour manger de la viande. Enfin, elle prouve à partir d'un verset que les petits filaments de viande qui restent entre les dents d'une personne ont toujours le statut de viande et doivent donc être nettoyés avant de pouvoir consommer du lait.
Toutes les discussions sur le temps d'attente entre la viande et le lait sont basées sur ces trois mots : le repas suivant.
Selon Rachi, la raison pour laquelle on doit attendre après avoir mangé de la viande (et pas après avoir mangé des produits laitiers), est que la graisse de la viande "colle" dans la bouche. Il estime que le goût de la viande est persistant, contrairement à celui du lait, et justifie un temps d'attente plus long. Rachi suppose donc que la Guemara impose une quantité importante de temps que l'on doit attendre après avoir mangé de la viande, mais ne précise pas le nombre d'heures que cela représente. 
Les Baalei HaTosfot, rejettent cet argument. Ils affirment que lorsque Mar Ukva déclare qu'il avait attendu jusqu'au prochain repas, il ne parlait pas d'un nombre défini d'heures, mais il voulait indiquer qu'il ne faut pas manger les deux dans le même repas (afin d'éviter tout mélange par inadvertance). Ainsi, selon l'interprétation de Tosfot, dès qu'un repas de viande est fini, il n'y a aucun problème pour consommer des produits laitiers immédiatement après.
Nous avons donc pour l'instant deux opinions : il faut soit attendre "un certain nombre d'heures" (Rachi), soit pas du tout (Tosfot). 

Ce désaccord, qui mobilisera tous les décisionnaires ultérieurs, repose sur deux bases différentes. La première est la question de "bassar bein ha-chinayim", littéralement "la viande [qui est coincée] entre les dents". En effet, la Guemara a conclu qu'elle conserve le statut de viande. Il faut donc lui laisser le temps de se détacher. La seconde est celle de la persistance du goût, soulevée par Rachi. 

Voyons donc comment les Richonim statuent à la lumière de la Guemara, Rachi et Tosfot.
Le Rif et le Rosh se rangent du coté de Rachi et affirment que Mar Ukva parlait d'une durée spécifique de temps, et pas seulement un changement d'un repas à l'autre, et que l'on doit attendre ce laps de temps. Le Rif précise qu'il faut en plus nettoyer sa bouche (par rinçage ou en utilisant un morceau de pain) avant de manger des produits laitiers et que si, à la fin du temps d'attente un petit morceau de viande se trouvait coincé entre ses dents, il n'y aurait pas à attendre une seconde fois, mais il faudrait enlever le morceau avant de manger des produits laitiers. 
Au contraire, le Ran se base sur le Behag et Rabbénou Tam pour affirmer que la façon de faire de Mar Ukva constituait une "Midat Hassidout", une mesure de piété supplémentaire. Selon lui, le point de vue des Tosfot est correcte : il suffit de laver ses mains et de se rincer la bouche après avoir mangé de la viande. Après quoi, on peut manger immédiatement du lacté.
Le Morde'hai (qui est cité par le Ashri Hagahot) rejoint également cette opinion, et note la position concordante du Raavyah . Toutefois, il relève également que le Maimoniyot Hagahot recommandait une période de six heures d'attente entre la viande et le lait. Rambam (Hil'hot Maa'halot Asurot 9:26-28) codifie selon cette dernière opinion : puisque la viande reste entre les dents pendant un certain temps après avoir mangé, il faut attendre "environ" six heures avant de manger du lait. Il est le premier a chiffrer explicitement la durée de l'attente. Le Ritva (le HaItur Baal) est également de cet avis, de même que le Rashba qui précise en outre que la période de six heures correspond au temps nécessaire pour que la viande soit digérée et ait quitté en majorité l'estomac. Il indique aussi que c'est pour cette raison qu'il n'y a pas de délai d'attente après avoir mangé des produits laitiers, vu qu'ils se digèrent beaucoup plus rapidement. Enfin, le Radvaz se rallie également à l'avis du Rambam.
Le Ari Zal, quant à lui, s'il mangeait un jour de la viande, il attendait le lendemain pour consommer du fromage, mais il est communément admis que c'est une mesure de piété exceptionnelle et pas une halakha.

Un bref coup d'oeil à cette longue série d'opinon permet de dresser un premier constat : les décisionnaires séfarades et orientaux (Rambam, Rif, Rosh, Ritva, Rashba) sont largement en faveur des six heures d'attente, alors que les ashkénazes (Tosfot, Rabbénou Tam, Raavyah, à l'exception notable de Rachi et du Meiri) préconisent, si déjà il faut attendre, un délai bref.

Avant de continuer, prenons connaissances de deux difficultés supplémentaires. La première concerne le poulet. Du point de vue de la Halakha, le poulet est considéré comme de la viande, mais ce statut est derabanane, ce qui peut avoir des conséquences sur le sujet qui nous intéresse. En effet, la Guemara affirme que si le fromage et le poulet ne doivent pas être cuits ensemble, ils peuvent être mangés au cours du même repas  librement ! Le Ritva explique à la lumière de l'argumentation de Rachi qu'il n'est même pas nécessaire de se laver les mains ou la bouche entre les deux, car le poulet n'étant pas une viande grasse, son goût n'est pas persistant. Le Radvaz est d'accord avec ce point de vue. Le Morde'hai cite une responsa du Maharam de Rottenburg dans laquelle il affirme qu'il n'a jamais attendu entre le poulet et les produits laitiers. Le Rashba et Ramban sont également de cet avis. En revanche, le Rambam et le Rif tranchent que l'on doit attendre après le poulet comme pour toute autre viande, car le poulet tend également rester coincé entre les dents. Le Rambam note néanmoins que l'on peut faire preuve de souplesse dans l'autre sens, à savoir que l'on n'est pas obligé de se laver les mains ou de se rincer la bouche pour manger du poulet après du lait (à la différence de la viande).

La deuxième difficulté concerne le plat carné, qui ne contient pas de morceaux de viande, mais qui a été cuit avec la viande. Par exemple, du bouillon. Toujours sur la base de Rachi, le Ritva et le Meiri prétendent ainsi que l'on peut manger du fromage après sans même rincer sa bouche. Nous y reviendrons par la suite.
Poursuivons donc notre panorama des différentes opinions avec le Tur et le Choul'han Arou'h (YD 89) : la règle que l'on doit attendre six heures après avoir mangé de la viande avant de manger des produits laitiers, et s'il y a encore de la viande coincée entre les dents après six heures, elle doit être retirée avant de consommer du lait. De plus, même si l'on ne fait que mâcher la viande sans l'avaler, afin de la ramollir pour un enfant, il faut tout de même attendre six heures. L'opinion du Choul'han Arou'h, bien que faisant habituellement autorité dans le monde séfarade, n'a pas été unanimement acceptée par toutes les communautés car certaines avaient déjà des coutumes différentes établies. Chez les séfarades d'Europe, comme par exemple à Salonique, on attendait moins longtemps. Cette différence dans les temps d'attente était d'ailleurs à une époque l'un des critères utilisés au Maroc pour distinguer les Juifs d'origine espagnole des autochtones.
Le Rama, dans ses commentaires sur les deux œuvres susmentionnées, note que la coutume des endroits où il a vécu est de s'appuyer sur les Tosfot et le Raavyah et de procéder ainsi avant de manger un produit laitier : se nettoyer les mains et la bouche, débarrasser la table, attendre une heure et réciter Birkat Hamazone (avant ou après l'attente, peu importe). Il cite le Maharach, qui prévoit la possibilité de simplement attendre, sans avoir besoin de réciter Birkat Hamazone, mais il rejette ce point de vue car cela signifierait que les deux seraient mangés ensemble au cours du même repas, ce qui va à l'encontre de l'expression de la Guemara. L'Arou'h Hachoul'han se range de son coté. Le Sha'h renforce ce point en affirmant que l'on ne peut pas manger des produits laitiers jusqu'à ce que l'on ait fait Birkat Hamazone, indépendamment du temps attendu. S'ils acceptent des durées inférieures, le Sha'h et le Taz recommandent l'attente de six heures, ce dernier soulignant que l'attente d'une heure qui prévaut dans son pays repose sur une coutume et qu'aucun décisionnaire n'avait jamais tranché explicitement pour cette durée. C'est néanmoins une coutume qui repose sur une base solide et qui, sans être idéale à ses yeux, peut être suivie.

Maintenant, que dire des autres coutumes, à savoir trois heures d'attente et l'attente "dans la sixième" ? 
Les Richonim ne traitent pas ce problème. Plusieurs A'haronim (tant séfarades qu'ashkénazes), comme Rabbenou Yero'ham, le Mizmor Ledavid et le Darkei Techouva parlent de trois heures. Daniel Shperber note en bas de page dans son Minhagei Yisrael que la coutume de trois heures est essentiellement un compromis entre les deux positions principales que l'on a évoquées. D'autres justifient l'attente de trois heures de la façon suivante : dans les pays arabes (où vivait notamment le Rambam), les six heures correspondent à la durée approximative entre deux repas. Mais en Europe, surtout en hiver, l'habitude est d'avoir des repas moins espacés. C'est ce qui expliquerait la coutume d'attendre trois heures, cette durée correspond à l'intervalle entre deux repas en hiver. Le Peri 'Hadach, séfarade vivant en Europe, fait ainsi la distinction entre les deux : en été il faut attendre six heures, en hiver il suffit d'entrer dans la quatrième heure (donc trois heures et une minute).
Pour ce qui est d'attendre l'entrée dans la sixième heure (donc cinq heures et une minute), ou la majorité de la sixième heure (donc cinq heures et trente-et-une minutes), ces coutumes sont le résultat du langage du Rambam. Il ne dit pas d'attendre six heures, mais environ six heures. Ainsi selon certains, quand on est dans la sixième heure cela correspond déjà à "environ six heures". Selon d'autres, en utilisant le principe de "Roubo kekoulo" (la majorité de l'heure est comme la totalité) on peut se contenter de cinq heures et trente-et-une minutes.
En Serbie, par exemple, la coutume est d'entrer dans la sixième heure (cinq heures et quelques minutes), mais en heures hébraïques (chaa zmanit), ainsi l'intervalle varie selon les saisons. C'est probablement une adaptation au climat européen du principe de Rambam.

Pour revenir au problème du poulet, celui-ci disparaît avec les A'haronim, qui sont tous d'accord : le poulet a le même statut que toute autre viande. 
Les plats cuisinés avec de la viande (mais ne contenant pas de morceaux) continuent en revanche à faire couler de l'encre. Le Tour est d'avis que l'on n'a pas à attendre entre un plat carné et un plat lacté si ni l'un ni l'autre ne contiennent de viande ou du lait réels. Le Ba'h note que si le Semak permet de manger du fromage après les aliments cuits dans la graisse de la viande, la coutume est de ne pas le faire, et il faut s'y tenir. Le Rama va plus loin, en disant que l'on doit attendre après un plat carné comme si l'on avait réellement mangé un morceau de viande. Le Heitev Beer fait une distinction dans cette loi, affirmant que si le plat cuisiné est liquide, il a le statut d'un plat carné (vis à vis duquel on peut être plus souple), tandis que s'il est solide ou épais, il a le statut d'une morceau de viande. En général, la pratique est d'attendre après tout plat carné comme s'il s'agissait d'un réel morceau de viande. En revanche, selon la plupart des avis, il n'est pas nécessaire d'attendre après avoir mangé un aliment neutre (parvé) qui aurait été cuit dans un récipient habituellement destiné à la viande.

Avant de terminer, voici deux responsa contemporaines sur le sujet qui méritent d'être évoquées.
La première répond à la questions suivante : que faire si, pendant le temps d'attente après viande, on fait par mégarde la bénédiction pour consommer un produit laitier ? Rav Ovadia Yossef (Ye'haveh Daat IV, 41) est formel : il faut manger un peu de l'aliment lacté ! Pourquoi ? Car l'attente après la viande est une interdiction rabbinique, alors que l'interdiction de réciter une Beraha Levatala, une bénédiction en vain, est un interdit de la Torah.
La deuxième traite des médicaments. Certains contiennent des dérivés de lait (comme excipient) ou de viande (du foie par exemple). Rav Moshe Feinstein (Igrot Moshe YD 02:26) affirme qu'il n'y a aucun besoin d'attendre ni dans un sens ni dans l'autre. Cela concerne non seulement les médicaments prescrits mais aussi les vitamines et les compléments alimentaires. Il justifie cela par le fait que l'on ne sent pas le goût de ces substances, ou qui si on le sent il n'est pas agréable et n'est pas consommé pour le plaisir. De plus on ne craint dans ce cas ni le problème de persistance de la graisse, ni de filaments coincés entre les dents.

Pour conclure, nous voyons donc que s'il existe un consensus sur ce qu'il convient de faire entre la viande et le lait (débarrasser la table, se nettoyer les mains, s'assurer qu'il n'y a pas de morceau entre les dents, réciter Birkat Hamazone), il subsiste en revanche un très large éventail de durées à attendre entre la viande et le lait :
De pas d'attente du tout (ce qui n'est suivi par personne aujourd'hui) à 6 heures complètes, en passant par 1 heure, 3 heures, 3 heures 1 minute, 4 heures, 5 heures 1 minute et 5 heures 31 minutes. Toutes ces coutumes reposent sur des bases solides et ne doivent pas être remises en question. Il est très important que chacun continue à suivre la coutume de ses ancêtres !


4 commentaires:

  1. Le rosh étant un commentateur du Rif, il me semble un peut bizarre de dire que le rif est d'accord avec le Rosh, mais plutot le contraire: que le le rosh et d'accord avec le rif :).

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  2. Tu as tout à fait raison, Ilan, j'ai dû mal m'exprimer, je ne voulais pas dire que le Rif est d'accord avec le Roch mais que tous les deux suivent -avec quelques nuances- le même raisonnement que Rachi. Je vais reformuler cela.

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  3. vous dites qu'il faut suivre la coutume de nos ancetres, mais pour une personne qui n'a pas de coutume familliale, cad que ses ancetres ne gardaient pas les lois de cacherout, et pour qui la separation entre le lait et la viande est une nouveaute, qui commence seulement a suivre la tora, et pour qui c'est tres dur. est ce que c'est possible de considerer qu'il peut suivre la coutume la plus facile pour lui? merci

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    1. Il est généralement possible de retrouver quelle est sa coutume en demandant à des anciens ou des rabbins de sa ville d'origine. Si une personne ne trouve pas quelle est sa coutume, ou dans le cas d'un converti, elle suivra la coutume de son rabbin, ou de la communauté dans la laquelle elle se trouve.

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